Extrait de mon roman A la vie à la mort, enfin presque

Préambule

C’est une journée qui s’annonce splendide. Prenez une grande inspiration, retenez votre respiration quelques secondes… puis expirez len-te-ment. (Ne me dites pas, la moitié a déjà abandonné ?).

Vous voici dans un endroit hors des terres polluées, là-haut dans la montagne. A quelques encablures de l’excellence suisse, tic-tac, tic-tac, à une vallée de toucher le Mont Blanc à bout de bras. Reste encore un amas de neige pour qui affectionne les images d’Épinal. Hors d’atteinte des nuisances extérieures, dans votre bulle. Aucune obligation de parler avec la voisine bête comme ses pieds, le boucher qui vous mate comme de la chair à saucisse, votre sœur casse-bonbons, votre meilleure amie en dépression, votre ex en manque de manipulation. Un semblant de confinement, mais où on ne garde que le meilleur. Personne pour vous nuire, vous titiller, dans votre espace privé. Ici, vos sens se reconnectent à l’essentiel, votre intérieur renoue avec votre extérieur sans avoir besoin de prendre de la MD. Dans un coin reculé, à l’abri de tout jugement et des qu’en-dira-t-on. Dans un cadre idyllique, au milieu d’un parc sublime encerclé par une dense forêt, peuplée de mammifères, oiseaux, reptiles, tous en liberté. Le domaine est grandiose, c’est indécent. Mais vous aussi, vous êtes grandiose, non ?

Ici, vous appréciez le temps au présent, les vertus de l’âge, le confort absolu, la frugalité, l’espace en grand, immensément, la sérénité. Dieu sait combien c’est dur de se mettre au vert, d’appuyer sur stop et de se faire du bien. Ici, le calme règne. Choyés des orteils jusqu’au sommet du crâne, par une cohorte de personnel dévoué, il n’y a qu’à laisser le temps s’étirer, le corps se détendre, les experts vous palper-rouler, vous nourrir, vous chouchouter et vous faire prendre conscience que rien n’est grave. « Une expérience dont vous ressortirez changé, transformé ». C’est ce qu’ils promettent sur leur site internet. Rien qu’en scrollant vers le bas, vos doigts se mettent à trembler.

Et ce lieu existe. Il coûte un bras mais n’a pas de prix. Approchez, vous allez voir. Les gens se pointent d’eux-mêmes, prompts à obéir, à toutes les injonctions et interdictions. Personne ne les oblige, pas de menace, ils sont conscients de ce qui les attend. Raquer autant d’oseille pour crever la dalle toute la journée, se lever à l’aube pour ne rien faire que méditer, ne pas tchatcher avec vos amies à l’envie, se poser des questions, bonnes ou mauvaises, oui c’est possible, et oui ça fait du bien, ça rend fort, pugnace, ça vous secoue le cocotier, ça vous remet les idées à la bonne place. Bon, dans les faits, rien ne se passe jamais comme prévu, alors ne soyez pas étonnés si quelques trucs déraillent, mais c’est pas comme si on leur avait promis le paradis.


J+5

La piscine extérieure aux allures olympiques accueille un groupe de femmes têtes enserrées sur leur bonnet de bain taille unique - plus difficile à enfiler qu’un préservatif. Elles agitent popotins et poitrines avec la conviction d’un détenu qui tente de s’échapper des Baumettes. C’est l’heure cruciale du dernier cours d’aquagym de la journée.

Le prof, Pedro, échappé d’un casting de mannequin à Buenos Aires, agite son corps bronzé comme un petit Lu. Bon goût ou bon cœur, peu importe, on a là l’antithèse du G.O. du Club Med qui, au lieu d’une chanteuse de karaoké débarquée de Fos sur Mer reconvertie en chanteuse de hip hop, a choisi d’entamer Les Indes galantes, Acte 9, que les vioques semblent apprécier autant que les abdos de Pedro. Une marque de fabrique de la virilité dans son pays d’origine. Autant que le gros paquet dans son slibard ultra moulant dévoilant, dans le mouvement, l’étendue du dessous du paquet, non moins proéminent, ses corones. Ou alors s’agit-il simplement de la nature qui gâte certains d’entre nous d’atouts majeurs leur garantissant une place au premier rang dans le théâtre de la vie ? Allez savoir.

En tout cas, avec un rythme pareil, les participantes battent la mesure de tout leur poids. À une contradiction près, elles ont l’air de flotter. La douceur règne.

Face à l’exploit, allongées sur leur transat ultra moelleux, deux femmes discutent.

« Chérie, tu as pris le Womanizer ?

_ Oh, non désolée mon cœur. Tu veux que je retourne le chercher ?

_ T’inquiète, je vais aller au hammam, je ferai un détour par la chambre.

Elles s’accrochent à leur portable comme à leur destin, par intermittence, mais sans rien lâcher. Rares sont leurs moments en couple, précieux sont ceux où elles ont du temps rien qu’à elles.

« Il ne se passe pas grand-chose ici. L’ennui est-il vraiment utile ?

_ L’année prochaine, je réserve à nouveau le Club Med d’Ibiza. Tu es d’accord ?

Plus loin, un jeune couple, sans doute là pour leur voyage de noces, a l’air de deux tourtereaux qui se détendent après une bonne baise. À chacun son transat et sa passion. La créature divine descendante d’Aphrodite est agrippée à son téléphone portable, tandis que son compagnon, avec son fastueux moule-bite, s’offre une pause chiffonnée par la Une de l’Équipe. Dieu est mort (évoquant le décès de Maradona). Lui est bien vivant et mate de temps à autre la créature à ses côtés, de peur qu’elle s’envole. Celle-ci agite ses pouces avec frénésie, elle textote.

« Je ne vais pas le garder, je suis trop jeune pour gâcher ma vie », conclut-elle en même temps qu’elle lance un regard à son mec, l’hypocrisie à la commissure de ses lèvres pulpeuses. Pour elle, la chirurgie attendra. Merci Dame Nature.

Derrière un arbre centenaire, un homme enchaine des positions de Tai Chi. En pleine acmé de sérénité, rien ne peut l’atteindre.

Soudain, un bruit assourdissant domine l’air d’opéra, le clapotis des vagues, le grincement des frites de piscine contre les peaux d’orange. Les bonnes femmes dans le bassin s’affolent, baisse la tête, tentant de se prémunir d’une attaque. Le prof s’accroupit enclin à sa dernière prière. Les couples autour de la piscine regardent le ciel, une main en visière pour décrypter l’engin qui passe juste au-dessus. Même Maître zen se tend dans sa posture, agrippé à son chêne.

À quelques mètres de là, un hélicoptère se pose au milieu d’une prairie bordant l’hôtel. Dans un mouvement de panique, un petit groupe se resserre autour d’un brancard. Les curieux seraient bienheureux de savoir ce qui se passe – enfin un peu d’animation ici ! S’agit-il d’un blessé, d’un arrêt du cœur, d’un meurtre ? Difficile à dire au milieu de toute cette agitation. N’empêche, parmi les clients, les pronostics vont bon train. Un ambulancier impavide se grouille d’embarquer le brancard dans l’hélico. « Il faut vraiment y aller, chaque minute compte ». Une femme s’empresse de monter à bord, glisse un mot à l’oreille de la victime puis redescend. La porte se rabat sur l’espoir d’un miracle. L’engin décolle.

Wow ! Depuis l’hélicoptère, la vue est époustouflante. L’hôtel immense, les villas sublimes, la piscine bleu saphir, la forêt proche de l’Amazonie, les montagnes en cascade, les monts en enfilades, les mamelons herbeux et tout le toutim.

Rapidement, le bruit de l’air brassé laisse place à des sirènes. Cinq femmes avancent en rang d’oignon en direction de l’hôtel. Au loin, surgie d’un brouillard à couper au couteau (façon de parler vu le contexte), une flopée d’hommes en uniformes leur fait face. Un bestiaire des forces de l’ordre local, doigt sur la gâchette, les jambes entremêlées, tente d’avancer en imposant le respect.

Une voix rocailleuse, maladroite, s’échappe d’un mégaphone. « Personne ne bouge ! ».

C’est sûr, après un tel imbroglio, plus personne n’a l’intention de bouger.

JOUR 1

Départ vers l’inconnu

1

Sidonie peste contre sa mère. Plus qu’une habitude, c’est un mode de fonctionnement. Elles s’engueulent, sans ça elles ne se parleraient plus.

_Pourquoi a-t-il fallu qu’on prenne ta voiture si tu refuses de conduire ? l’interroge Sidonie.

Jeanne agite ses bras, désignant les automobilistes cramponnés à leur volant. Une femme appuie sur son Klaxon de manière ininterrompue. Un mec à vélo hurle, l’index pointé contre sa tempe. Mère et fille n’entendent rien de ce vacarme, mais les lèvres du cycliste sont formelles « Détends-toi putain » suivi d’un « T’es vraiment cinglée ».

_Non, mais regarde ! Ils sont tous fous. L’infarctus au volant, je le laisse aux autres.

_À moi tu veux dire. En même temps, si je meurs maintenant, au moins ce sera une fin heureuse. Les fesses chauffées à trente-deux degrés par un cuir d’agneau et Mozart me composant une berceuse.

_Tu vois, il y a toujours du positif dans tout. Et il s’agit de Debussy. J’ai dû louper une étape dans ton éducation.

_Et dans ta destinée, s’exclame Sidonie.

_Tu veux parler de mon héritage ? ose Jeanne.

_Je ne pensais pas à ça, mais oui, parlons de ta situation financière, tente Sidonie. Il serait temps qu’on aborde le sujet. Je ne vais pas pouvoir…

_Jamais je ne renoncerai à mes diamants et mon vison, jamais, l’interrompt Jeanne.

Sidonie a beau tenter de la remettre sur le droit chemin, lui signaler qu’elle sera bientôt ruinée et qu’il faut qu’elle cesse de vivre comme si elle avait des accointances avec l’émir du Qatar, rien n’y fait. Jeanne s’entête. A prétendre avoir encore un mari richissime, un amant blindé, de quoi nourrir la moitié du Niger, de vivre aux crochets de sa fille à qui revient de gérer l’héritage familial.

En catimini, Sidonie envoie un texto à sa psy. En quoi est-ce une bonne idée d’embarquer ma mère dans le seul weekend entre copines que je m’octroie depuis des années ? Avouez, elle vous a soudoyée. Vous êtes virée ! Jeanne branche son iPhone dernière génération et monte le son. « Résiste, prouve que tu existes… ». Elle hurle avec France Gall, ses mimiques et le poing serré. Sidonie la dévisage, sidérée depuis toujours d’avoir une mère aussi givrée.

_Oh non ma fille, ne fais pas cette tête.

_C’est toi qui l’as faite, rétorque Sidonie.

_Regarde-toi et ose me dire que c’est moi qui ai fait ça ! lance Jeanne froide comme un glaçon. Tu ne veux pas te marrer un peu, sérieux ! C’est ça que tu souhaites comme exemple pour Bambi ? balance Jeanne cinglante.

Une seule larme suit le sillon du profond désarroi de Sidonie, qu’elle efface avant que sa mère ne la surprenne. Cette peur de l’affronter ne la quitte jamais. Après une grande inspiration, elle esquisse un sourire. Elle efface le texto à sa psy et enjouée, en signe de reddition, demande à sa mère de lui raconter son dernier gala de charité. Jeanne narre le récit épique de Josiane, la femme du cardiologue, celui qui a sauvé Paul, l’ami de son défunt mari, le père de Sidonie, avec qui il jouait au squash le mercredi.

_Il aurait mieux fait de sauver papa.

_Ce que tu peux être rabat-joie.

Sidonie ne cache pas sa joie, elle n’en a pas à ce sujet. Son père avait beau être distant et dur avec elle, le fait est qu’il est mort. Ça créé un vide. Plus jamais elle ne pourra lui dire ce qu’elle a sur le cœur. Ni rattraper le temps perdu, ni sauver celui à venir. Il est trop tard. En revanche, sa mère est encore bien vivante, alors Sidonie tente d’en profiter. Lorsque Jeanne évoque le nom du cardiologue, Hollequeur, Sidonie ne se retient pas de glousser.

_L’humour est un art auquel tu n’as vraisemblablement pas accès, lance Jeanne d’un air pète-sec, son préféré.

Sidonie se retient de réagir à nouveau au risque que sa mère quitte la voiture et se fasse écraser par la cinglée au volant qui n’a plus qu’une seule idée, en finir avec la vie de quelqu’un. Évidemment, Jeanne précise que pour supporter une telle écervelée, son mari la trompe. Avec elle ?

_Si c’était avec moi, il l’aurait déjà quittée, lâche Jeanne avec l’assurance d’une descendante d’Arc.

L’embouteillage se résorbe sur un dernier couplet « Cherche ton bonheur partout, refuse ce monde égoïste… ». Cela donnerait presque envie à Sidonie de péter un plomb et de laisser sa mère se démerder avec sa petite fille, un weekend, un seul, et advienne que pourra. Mais rien que d’y songer, elle a des sueurs froides, pires que si elle envoyait le récit de ses cauchemars à Tarantino. Cette vision d’horreur suffit à Sidonie de trouver la force de parcourir encore quatre cent soixante-quatre kilomètres au côté de sa mère, comme elle a déjà essuyé les quarante-deux dernières années.

2

« Tu es en retard, articule Chloé lorsque son amie de vingt ans April daigne décrocher à la cinquième sonnerie.

_C’est agaçant j’imagine, mais je n’y peux rien c’est congénital.

_Ok, mais tu peux descendre ou c’est aussi congénital ?

_On part en vacances, pas dans un camp d’entraînement. J’arrive !

Elle avait proposé à April de la récupérer chez elle. La pauvre voulait y aller en train. Six heures, deux changements, entre la marmaille qui chiale et les obsédés sexuels, avec comme seule compensation un sandwich triangle mal décongelé… Ajoutez à ça cinq jours confinée dans un hôtel avec Heidi dans la montagne et le suicide sera son unique recours.

Pas de bol pour April, Chloé est d’une humeur de bouledogue. Elle pose à peine un pied dans la décapotable que Chloé lui lance un sourire forcé :

_Tu es attachée ? On peut démarrer ?

_Fais gaffe, la meilleure défense c’est l’attaque. Je vais finir par te mordre, plaisante April.

April monte le son à plein volume. James Brown hurle « This is a man’s world » et poursuit sans hésitation « But it would be nothing, nothing, without a woman or a girl », tentant un sourire complice à son amie.

- T’en fais une tête, ça va ? attaque April.

- Tu m’as déjà vue aller mal ?

- Non j’avoue, mais là, t’as l’air de vouloir te foutre en l’air.

April commence à rassurer Chloé, évoquant le séjour qui les attend, ce lieu incroyable synonyme de bien-être absolu, ce moment rien qu’à elles, toutes les six rassemblées. Le pied total, insiste-t-elle pour dévier son amie de son humeur maussade. Rien n’y fait. Chloé se sent angoissée comme jamais, mais tout est bloquée. Impossible de se confier.

Ta gueule April, pense Chloé. Ou peut-être l’a-t-elle dit. Elle augmente le volume et s’étire la ride du lion en scrutant l’horizon baigné dans un soleil tout droit sorti d’une steppe africaine, les gazelles en moins. La voix rocailleuse d’une journaliste surgit des enceintes hors de prix. Un podcast très fourni sur le féminisme.

Chloé n’écoute pas un mot, le paysage déprimant de l’autoroute qui défile l’invite aux pensées vagabondes. Si vous êtes passés par là, vous savez. C’est marrant comme au moment où on atteint le point de non-retour dans une relation, on se met à penser au début, quand tout a commencé. Par masochisme ? Par excès de sentimentalisme ? Par surabondance de romans à l’eau de rose ? En tout cas c’est exactement ce que fait Chloé. Elle interrompt April qui tente de partager son point de vue sur la domination masculine. Se lance dans une histoire que les deux connaissent par cœur, son coup de foudre, l’unique, qu’elle relate telle une gamine, comme si c’était hier et qu’April entendait son récit pour la première fois.

« Il faut que tu m’accompagnes à une soirée », lui lance sa copine de chambrée, alors qu’elles étaient étudiantes et que Chloé ne sort jamais, concentrée sur ses études d’archi. La première personne qu’elle aperçoit à cette soirée est celle avec qui elle vit encore aujourd’hui. Son mari, Alain, entouré de ses amis HECiens, futurs entrepreneurs, propriétaires d’appartements à sept mètres de hauteur sous plafond, avec un coffre abritant des montres à six chiffres. Alain, cet être trop ambitieux, trop apprêté, trop près de ses potes et de son nombril, mais prêt à tout changer pour elle. Très vite, sur la terrasse de ce majestueux appartement, il mouille ses lèvres pour rouler une pelle à sa future femme et réussit à lui faire oublier tous ses a priori et sa seule envie de gamine, ne jamais ressembler à sa mère.

Chloé considérait Alain comme un chef-d’œuvre – ce QI ! Et ce cul ! Elle a très vite eu envie de le présenter à ses parents, qui ont validé son pedigree. Seulement six dîners en tête à tête et à peine davantage de coïts plus tard, ils annoncèrent leur mariage. Les parents de Chloé déclarèrent qu’avec cet homme-là, leur fille ferait mieux de mettre son ambition dans l’éducation de leurs futurs gamins, plutôt que dans une carrière d’architecte.

Alain était dingue d’elle. De son besoin de liberté farouche qui faisait un gros pied de nez à son passé, de son souhait de ne jamais ressembler à une petite bourgeoise coincée au ras du sol dans ses ballerines hors de prix, la joie de vivre au fond d’un sac Kelly. Pas d’école privée ni de nounou à domicile, de scouts toujours, de sourire pour faire semblant. Ça non, par pitié. Il l’avait installée tel un oisillon précieux, à quelques rues de ses souvenirs, cette fois au cœur du sixième arrondissement, dans un nid douillet en cachemire douze fils et marqueterie. Elle avait réussi à se faufiler parmi les esprits étriqués et à constituer une famille qui sorte de la mêlée, qui partage des valeurs plutôt que de l’ambition.

Mais pourquoi son amie a besoin, là, maintenant de déblatérer toutes ces conneries à l’eau de rose ? Trop peu pour April. Ça la tend comme un string. Mais April se tait - cinq jours, c’est long.

_Qu’est-ce qui te prend, tu es bizarre Chloé, l’interrompt April.

De retour fissa dans la réalité, Chloé se ferme comme une huître, elle tire la tronche. Rien de ce qu’elle ressent ne sortira. C’est trop tôt. Le drame n’est pas à la portée de tout le monde. April n’insiste pas, vu qu’elle n’est franchement pas au top non plus. Dans quelques heures elles seront au paradis, tout va s’apaiser, suffit juste d’être patiente. Et elle sait qu’une femme c’est aussi ça : des vergetures, la ménopause, les règles, l’humeur qui se barre en couilles, la sensibilité mise à rude épreuve ; les rires, l’instant d’après le chagrin, l’euphorie, l’hystérie. Alors vraiment, rien d’inquiétant, ça reviendra.

3

Avec assurance, Yasmine referme la porte à double tour tandis que son chéri l’observe depuis le palier, avec dans chaque main une énorme valise. Les femmes, il faut toujours qu’elles s’encombrent. Peut-être parce que nous, les hommes, sommes trop légers, pense-t-il.

_Tu es sûre ? tente Mathieu.

_Oui, on en a déjà parlé. Allons-y, je vais être en retard.

Elle lui emboîte le pas. Mathieu affiche son air le plus triste, Droopy un lendemain de chouille, et charge le coffre de la voiture sans enthousiasme. « Tu vas me manquer, tu sais ? »

Yasmine lui tombe dans les bras, l’enlace et le couvre de baisers avec sa langue, ses lèvres se collent et impriment la passion. La même que dans Belle du Seigneur.

_Toi aussi mon amour, tu vas me manquer.

Puis elle passe à une autre envie folle, celle de retrouver ses plus proches amies, loin de tout ce romantisme qu’elle affectionne tant, mais qui la fatigue bigrement.

_Tu conduis ou je conduis ?

Aucun des deux ne trouve les mots pour détendre l’atmosphère. Alors ils se taisent. Yasmine pense à quel point c’est étrange que son homme veuille se taper des heures de route pour un weekend auquel il ne va pas participer. Bien sûr elle ne songe pas à la raison perverse qui serait de la faire changer d’avis dans les heures qui viennent.

_C’est seulement cinq jours, lâche-t-elle pour le rassurer.

L’affaire est tout autre. Quand elle est avec « elles », elle n’est pas avec lui. Et qui sait ce qu’elles fomentent. Mathieu se figure depuis le début de leur relation que les amies de Yasmine exercent une mauvaise influence, qu’un déjeuner à déballer leurs émotions ne sauvera pas le monde, encore moins leur couple. Il est taiseux, discret, doté d’une pudeur à toute épreuve. Aucune envie de supporter leur blabla futile de meufs, de les voir tout se raconter sous prétexte qu’elles sont sensibles et libres. Et lui d’être jaloux sans pouvoir l’exprimer. Enfin l’exprimer, c’est peu dire.

Comme la fois où il avait pété un plomb lorsque Yasmine discutait collée-serrée avec le petit frère d’une de ses amies. À y regarder de plus près, le môme s’avérait être homosexuel et l’invitait à observer son nouveau tatouage, Lucien forever, une flèche en plein cœur. Tout le monde avait regardé Mathieu comme un pauvre type possessif et jaloux.

Après l’humiliation, de retour chez eux, Mathieu était resté muet comme une carpe. Yasmine avait eu tout le loisir de repenser à ses multiples crises injustifiées. Sans avancer une théorie d’Einstein, elle avait conscience que la probabilité qu’il récidive était équivalente à la température en hiver, désormais élevée. Quant à lui, il avait bien pigé qu’il ne reverrait pas de sitôt sa chérie arborer un sourire. Il se devait de déroger à un des principes masculins fondamentaux, ne jamais reconnaître ses erreurs. Ainsi avait-il fini par trancher le silence et le désarroi de Yasmine « Je ne sais pas ce qui m’a pris, désolé », un plat désaveu qui, sur le moment, avait suffi.

Mathieu n’ose pas en rajouter, ce serait trop flagrant. La jalousie n’a pas de borne si ce n’est celle de l’exprimer.

_Cinq jours qu’on aurait pu passer ensemble, marmonne-t-il sans pouvoir se retenir.

_Pardon ?

_Rien, laisse tomber, conclue-t-il.

Au fur et à mesure que défilent les vaches et les moutons – car bien sûr Mathieu est du genre poétique préférant les départementales à bord de sa vieille Saab, Yasmine s’ennuie. Pas dans sa vie, mais là oui. Bien qu’elle soit comblée par cet homme qui la regarde avec les yeux de l’amour, elle déteste les longs trajets où il ne se passe rien. Dans un train, elle aurait pu lire Proust ou Baudelaire, bousculer un inconnu, triturer une croyance. Le paysage est monobloc, comme peint par Soulages qui se serait mis à aimer le gris. À défaut de pouvoir faire l’amour à son mec — il roule, ce serait compliqué, elle déblatère sans s’arrêter. Tout le boulot qu’elle devra rattraper à son retour, ses deux nouvelles recettes, le pâtissier qu’elle doit recruter, cette imbécile de comptable qui ne lui a pas envoyé son bilan, son nouveau client « Tu te rends compte, il se prend pour la reine Mère à exiger du caviar alors qu’il crée des vêtements made in China ! ».

_Tu veux me rejoindre dans la fonction publique ? ironise Mathieu.

_Je vais lui dégoter du caviar.

_Tu ne peux pas réaliser en quelques mois ce que ta grand-mère et ta mère ont accompli en une carrière entière.

Qu’est-ce qu’il en savait, de ce que sa mère avait fait ou pas. Personne ne peut prétendre connaître les gens, même les plus proches. Surtout quand eux-mêmes décident de faire table rase de leur passé. Ses parents avaient fui le Liban il y a plus de trente ans. Ni sa mère ni son père ne lui avait raconté leurs vies dans son pays et elle était trop petite à l’époque pour s’en souvenir. C’eut été bénéfique de connaître un peu ses racines, sa culture, quelques anecdotes de l’époque où elle et ses frangins étaient gamins, ses aïeux, cette vieille femme dont elle a oublié le prénom et qui les avait pourtant gardés de nombreuses journées quand ses parents se tuaient à la tâche au restaurant. Ce qui lui restait du Liban, c’était la nourriture que sa mère avait embarquée dans ses valises. Sumac, Zaatar, Piment, Raz El Hanout, Feuille de rose, Fleurs d’Hibiscus. Des épices à répandre comme des cendres. Et ça n'était pas son frère danseur, homo de surcroît, qui allait vouloir puiser dans les souvenirs. Il était interdit. De pays, d’origine et de liberté sexuelle.

_Je dois me construire une vie, une carrière, être autonome financièrement, je n’ai pas de temps à perdre.

_Je ne sais pas où je me trouve dans tout ça, mais s’il te reste un peu de temps, je suis preneur.

_Oh mais mon chéri, bien sûr que tu fais partie de ma vie.

_Mais pas de tes vacances.

_Le trajet, c’est déjà ça ? plaisante-t-elle.

Et dire qu’il y a encore un an, elle était au chômage, en dépression et boulimique. Depuis elle n’a pas maigri, mais c’est le cadet de ses soucis. Aujourd’hui, elle cartonne dans son job et elle vit avec un mec génial qui la soutient.

Soudain, elle a le sentiment d’avoir oublié quelque chose d’important. Son homme essaie de lui parler, en vain. Ça y est, elle se souvient. Elle envoie un message à Sofia, qu’elle avait promis de réveiller il y a un bail. Elle découvre un texto de sa mère.

Bonjour Yasmine, j’ai vu ta photo sur ton compte Instagram, tu n’aurais pas perdu du poids ? Tu sais qu’il te faut des forces si tu veux réussir ? J’espère que tu vas bien, appelle-moi si tu penses que je peux t’aider.

C’est ça une mère protectrice ? Une matriarche qui demande qu’on l’écoute, qu’on la respecte, qui écoute-t-elle ? De qui prend-elle soin sinon d’elle-même ? Ses pensées s’emballent. Elle rassemble le tout et l’évacue en une grande expiration. Conseil d’Alexandra, son amie psy.

_Tout va bien ? lance-t-elle avec un généreux sourire.

Il lui répond qu’elle est la femme de sa vie, mais par chance, ils seront arrivés à destination dans moins d’une heure. Qui peut prétendre tout saisir.

Une fois devant l’énorme portail de l’hôtel, Yasmine est soulagée. Elle lui fait signe de s’arrêter. « Je vais descendre là.

_Bon… tu es sage hein ?

Mathieu ne peut pas s’en empêcher. Il l’aime trop, c’est sa façon de lui montrer.

_Oui papa, renchérit Yasmine avec un air de Lolita avant de l’embrasser avec fougue et de lui murmurer que c’est l’homme de sa vie.

_Moi aussi, je t’aime tellement.

Lorsqu’elle passe le portail, elle se retourne une dernière fois, lui fait un signe de la main. Pendant un instant, il est convaincu de l’avoir vue lui faire un doigt. A-t-il halluciné ? C’est ce dont il devra se persuader pendant les cinq cents kilomètres du retour.

4

April ne parvient pas à se résoudre à abandonner Billy, sa fille de six ans. Elle n’ose pas prononcer les mots adaptés : je me casse. Elle s’imagine deux secondes demander à une super-maman sur Instagram. Mauvaise idée, elle finirait par l’insulter.

L’inspiration d’April n’a jamais été spontanée, alors elle attend. Et rien ne se passe. Elle prépare son sac. Billy la regarde l’air de dire « Tu vas nous abandonner », et enlève les vêtements de sa valise dès que sa maman a le dos tourné. April se voit piétiner son diplôme de mère dévouée, Billy se réfugie dans sa naïveté.

_Maman, on va où ?

_Nulle part.

April se résigne à prendre un bain avec elle, songe à se noyer dans trois centimètres de mousse. Quasi indemne, elle démarre un puzzle de mille pièces. Billy semble satisfaite, car elle pense avoir plié le départ de sa mère comme on dissimule les problèmes sous le tapis dans cette famille.

_Tu vois maman, on est trop forte. Dans deux jours, on l’aura terminé ce puzzle.

April se sent nulle. Elle veut partir rejoindre ses amies. Pourquoi ne pas embarquer sa fille ? Elle imagine emmener Billy nager la brasse au milieu de vieilles biques qui n’ont pas l’intention de la supporter. « Quel culot elle a celle-là d’avoir amené sa môme, si au moins elle savait la tenir… ». Et April de rétorquer « Promis demain je la muselle et je la sors en laisse », avec une ironie enrobée d’insolence.

Elle prépare le dîner et se sert un verre de vin. Toutes les excuses rationnelles lui passent par la tête pour justifier son départ. Et ainsi éroder ce sentiment de culpabilité qui lui pourrit la vie. Soudain lui vient une idée. Elle va demander à sa mère de venir garder Billy, comme ça son mec profitera de ses soirées entre potes, de sa vie de mec célibataire sans enfant.

Billy la tire par la manche, la soupe brûle.

_Papa va arriver.

_C’est lui qui me lit une histoire ce soir ?

_Oui et toutes celles qui vont suivre pendant quatre dodos.

_C’est trop nul.

Emmanuel rentre d’une journée tout sauf banale, épuisé. Il sait qu’elle n’est pas finie, que ce qu’il vit au boulot n’est rien par rapport à ce qui l’attend, comme chaque soir. Un épisode de vie de famille. Bien plus engageant que de négocier des rouleaux de papier toilette avec de gros acheteurs du monde entier. En dix ans chez Lotus il a atteint un sommet en devenant PDG, en six années avec sa nana et sa fille, il se trouve toujours relégué au rang de stagiaire.

Ce soir il n’a pas envie de traîner, il faut qu’il parle à April. Une soirée qui ne ressemblera pas aux autres, petite heure sur Instagram, match de foot et quelques épisodes de Black List. Suffisant pour le bercer dans l’illusion ou au moins l’endormir sur le canapé. Il entre dans la cuisine. Femme et enfant lui coupent l’herbe sous le pied. Le voilà soulagé, évitant un moment de vérité qu’il redoute tant. April est avinée, apaisée, rigolote et jolie comme un cœur. Sa fille lui lance un Papa !!! joyeux et affectueux. La vie, ça peut être juste ça.

April lui annonce qu’elle part quelques jours avec ses copines, un voyage prévu de longue date, elle lui en avait parlé. Emmanuel fait une moue qui ne laisse aucun doute.

_Mais si, insiste-t-elle, tu vois, tu ne m’écoutes jamais.

Tout est programmé, sa mère vient garder la petite jusqu’à dimanche. Sa seule contrainte est de l’emmener à l’école vendredi matin et se souvenir de l’enveloppe de la collecte à donner à la maîtresse, la tenue de danse jeudi et les pains au lait qu’il faut acheter chez Naturalia. Y’a que ceux-là que Billy aime.

_Tu pars quand ?

_Demain. Neuf heures pétantes.

Elle est si heureuse de son succès qu’elle le célèbre jusqu’au fond de la bouteille de vin qu’elle se siffle. D’abord à écouter son mec retracer sa journée follement ennuyeuse, puis à éviter de raconter la sienne, passée à déprimer car elle n’arrive plus à écrire. Puis enfin seule, car il s’en est allé s’enfoncer dans son canapé avec son téléphone, dont elle se servira un jour pour lui défoncer le crâne.

Agrippée à ses souvenirs, elle plonge en nostalgie dans les albums photo de son téléphone. Elle se revoit, prête à conquérir le monde du haut de ses chaussures à plateforme qui l’élevaient au rang des puissantes. C’était avant de se caser, avant de se retrouver en cloque, avant de s’installer dans cette vie monotone qui la crispe.

Le lendemain matin un énorme câlin de sa fille la sort d’un rêve ou peut-être d’un cauchemar. Elle serre Billy contre elle comme pour la dernière fois, elles forment un bloc d’amour. Elles ne veulent pas se quitter.

_Tu sais que je t’aime jusque la lune et puis retour, chuchote Billy à l’oreille de sa mère.

_Moi encore plus, jusque la lune en passant par Nouille York, mais cette fois je vais faire une halte dans une prairie avec mes copines pour me ressourcer et revenir forte comme jamais.

Emmanuel ouvre la porte de la chambre, prêt à emmener Billy à l’école.

_Tu ne pars plus ?

_Si, pourquoi ?

_Il est huit heures quarante-six.

_Eh merde !

À peine a-t-elle fini de se brosser les dents que Chloé l’invective au téléphone comme seule une amie de vingt ans peut se le permettre. Elle recrache son dentifrice, ravale sa fierté, file dans la chambre de sa fille qui lui manque déjà, lui pique un de ses doudous et dévale les escaliers sans même avoir le temps de verser une larme.

5

Quatorze heures pétantes. Un carillon sonne l’entrée de Jeanne dans ce somptueux hôtel. Un son diatonique, accompagné d’une fanfare d’employés, sourires forcés, prêts à la cueillir. Elle laisse glisser ses sacs en python de son manteau en vison et attend qu’on vienne l’alléger. De tout. Elle a besoin de légèreté après toute cette route à froisser l’empreinte carbone.

_Vous êtes beaux, c’est un plaisir d’être là !

Elle lâche un billet de cinquante euros à l’un d’eux en l’invitant à partager avec les autres, en langage des signes. Propre à Jeanne, compréhensible par l’univers. La directrice, Carolina, aux allures de Sharon Stone en blouse blanche - c’est sûr, elle est à poil en dessous - lui lâche avec grâce.

 « Bienvenue chez Joa Mademoiselle Jeanne.

_Quel somptueux hôtel ! L’architecture me passionne. Ne me dites pas, cet usage du béton, c’est Tadao, n’est-ce pas ?

_Tout à fait. Souhaitez-vous quelque chose à boire, une infusion, un thé ?

_Un gin-tonic ?

La directrice manque de s’étouffer, mais face à l’aplomb de Jeanne, se ratatine. Pas magnanime pour un sou, une fois son cocktail en main, Jeanne détourne son attention sur la décoration monacale, prête pour un tour du propriétaire. Sidonie débarque essoufflée.

_J’ai nettoyé la tache de ketchup sur ton siège. La voiture est garée. Je te préviens, mes vacances commencent maintenant !

Jeanne invite sa fille à se détendre, lui tend son verre. Ravie de se désaltérer avec une boisson fraîche, Sidonie le boit d’un trait. Puis Jeanne lui indique avec dédain des nanas avachies dans le canapé, sans doute ses amies.

Ragaillardie, Sidonie s’empresse de rejoindre Chloé, April et Yasmine, s’éloignant de sa mère et se rapprochant de la vie qu’elle a choisie. L’alcool aidant, elle zappe la tragédie du trajet, une gorgée de plus et elle zappait qu’elle avait une mère. Les filles s’embrassent, heureuses de se retrouver et de laisser derrière elles leur quotidien pendant cinq jours. Néanmoins, elles hallucinent de voir Jeanne ici, Sidonie se justifie.

Depuis la mort de son mari, Jeanne claque l’équivalent du salaire de sa fille en deux heures de shopping ou en cocktail avec ses copines, avec sa carte bleue. Sidonie préfère l’avoir à l’œil. Même si elle sait pertinemment que de toute façon, sa mère n’en fait qu’à sa tête.

Enfant, c’était un coucou au-dessus d’un poêle dans le salon qui sommait Jeanne de se lever, passer à table, faire ses devoirs et se coucher. C’était son métronome. Son père avait abandonné le navire depuis belle lurette et sa mère avait troqué son tablier « Je suis une mère dévouée » contre un masque de désespoir. Son énergie restante lui servait à pomper ses gitanes et à fulminer sa colère sur sa fille. L’enfance, on se dit que c’est pour toujours. Et un beau matin, on se lève et on se retrouve contraint de sauver sa mère et sa peau en même temps. Ça vous rend pugnace. Depuis, Jeanne s’impose dans la vie.

_Je vous jure, je préfèrerais être comme elle et ne rien ressentir. Il faut que j’arrête d’espérer qu’elle devienne tendre et aimante, mais je garde un lien avec elle. C’est ma mère.

_Tu en parleras avec Alex quand elle arrive. Mais au fait, comment a-t-elle pu toutes nous inviter dans un endroit pareil ? l’interrompt April.

La générosité, c’est dans son karma, mais Yasmine admet qu’Alex a fait fort. Quant à Sidonie, si elle avait dû payer sa part, il aurait fallu qu’elle revende sa boutique.

_Je ne me rendais pas compte que ton bouclard valait autant, répond Chloé.

_Écoute j’ai de la chance, en ce moment à Saint-Germain, ils clamsent tous. Du coup, je n’arrête pas ! Je confectionne des gerbes de fleurs, des couronnes…

_Ça doit être le contrecoup de la défaite de Zemmour.

*

Les filles sont enfoncées depuis une heure dans les canapés de l’accueil, à siroter une infusion au pissenlit fermenté avec un arrière-goût de fumé au foin. Chloé mordille sa paille en bambou.

« Qu’est-ce qu’elle fout Alexandra ? »

Jeanne s’affaire à mater les tableaux et à clamer devant un Picasso à qui veut bien l’entendre qu’elle possède le vrai chez elle. Soudain, une beauté digne d’une sculpture de Brancusi surgit dans le hall. La peau laiteuse, sans défaut, une coupe à la garçonne. Son corps est recouvert de tatouages. Il s’agit d’Elliot, l’infirmière. Sidonie affirme que Sofia, si elle arrive un jour, va vouloir se la taper. Le doute s’installe parmi elles. Chloé est catégorique : ce qui est sûr c’est que Sofia ne veut pas se maquer avec un mec. Le dernier qu’elle a trop aimé, elle l’a quitté. Même Jeanne tourne le dos à Picasso et tend une oreille.

_Enfin, tout le monde sait que Sofia est homosexuelle, entérine Yasmine.

_Sauf elle, ajoute Sidonie.

Qui peut prétendre savoir qui il est vraiment ? Il valait mieux la laisser faire son chemin, franchir ses étapes. Comment gravir l’Everest si on n’a jamais grimpé les marches de Montmartre ?

Carolina les rejoint et fière comme un paon en fin de roue, leur présente une auguste brochette d’employés, alignés en rang d’oignons, blouses et baskets blanches, qui va les chouchouter durant leur séjour.

Lorsqu’elle accueille de nouveaux hôtes, elle fait preuve de mansuétude. Sois une bonne petite, Dieu te le rendra, lui avait soufflé sa mère avant de s’éteindre après des mois de souffrance due à son cancer, quand Carolina n’était encore qu’une ado.

Les filles les saluent, tout sourire. De vraies saintes nitouches. Puis Carolina leur ordonne de s’accorder sur la répartition des chambres. Uniquement des doubles. Sidonie se met à flipper, elle avait bien tenté la promiscuité en internat, lorsque ses parents avaient confié son éducation à des étrangers. Elle tente de soudoyer Carolina avec un petit billet qui le repousse d’une pichenette. Même Elisabeth II avait été plus douce avec Diana à Buckingham. Sidonie se rabat sur Yasmine, qui est ravie de partager sa chambre.

Puis Carolina leur délivre le programme pour les jours à venir. Rien que de leur présenter l’objet, elles sont désespérées. Furtivement mais suffisamment pour se sentir proche de l’enfer, elles jettent un coup d’œil, qui leur indique une heure de réveil proche de celle où elles se couchent, qu’il est interdit de quitter l’établissement sans son accord, de boire de l’alcool ou de fumer. Les filles sourient, l’hypocrisie entre leurs lèvres pincées. Elles ne pigent pas la moitié des activités proposées, aucune n’a prévu de telles restrictions et ne souhaite se contraindre à la moindre démarche spirituelle. Elles ont Alex qui est psy, ça leur suffit, précise Sidonie.

_Ce n’est pas notre psy, déontologiquement ce n’est pas possible. Nous sommes ses amies, affirme Chloé.

_Dis-moi que tu ne t’es jamais pointée dans son cabinet pour lui vomir tes problèmes ? demande Yasmine.

Avec son sens aigu du respect des règles et la présence de sa mère, seule Sidonie est prête à tout lâcher. Pour l’heure, les autres semblent avoir besoin de s’éclater entre amies, faire un pas de côté. Pas un grand écart, déclarent-elles effarées. Quand même, Alexandra aurait pu leur en dire un peu plus sur l’approche de ce lieu. Pourquoi avait-elle fait une chose pareille ? Et pourquoi n’était-elle donc encore pas arrivée ? Comment allaient-elles appréhender ce séjour sans elle, pilier de leurs trajectoires personnelles respectives ?

Depuis des années, sans jamais se le dire ni se l’interdire, chacune s’était aménagé une relation-soupape, le cabinet ou le canapé d’Alex leur servant de déversoir. Elles se pointaient à l’improviste, avec une collation pour la pause déjeuner, un bouquet pour sa salle d’attente. Un jour, Sofia avait même prétexté une urgence, se présentant comme son avocate, interrompant une séance avec une patiente régulière. Elles vidaient leur sac sans relâche. Et Alexandra écoutait.

Elles s’étaient connues grâce au lien de près ou de loin avec Alexandra. Chloé et Yasmine l’avaient consultée avant de mettre un terme à leur psychanalyse, privilégiant une amitié naissante. April, son lien c’était Chloé, Sofia, c’était Yasmine. Alex était le liant de ce cercle amical dans lequel tout était permis. Elles avaient toutes fréquenté des psys, obtenant leur diplôme d’aptitude à pouvoir parler de tout sans victimiser ou se vexer à la première occasion. Leur amitié était solide comme un roc. Même si parfois elles se perdaient de vue à cause de leur vie de famille, malgré les disputes, les désaccords, les hauts, les bas. Entre elles, ça finissait toujours en haut. Jusqu’à aujourd’hui.

Concentrées sur leur préoccupation désormais cruciale, l’absence d’Alexandra, les filles perdent patience. Jeanne s’est endormie, bouche ouverte, dans un canapé XXL. Ses ronflements se noient dans le bain de gongs incessant que Chloé tente en vain de Shazamer. Yasmine invite les filles à bouger. Ankylosées, la motivation hors de portée, elles n’ont guère d’autre idée sympa que de s’exécuter. Suspicieuse, la réceptionniste les suit du regard.

« On sort respirer l’air pur ! » affirme Yasmine.

6

« Chéri, on se voit dans cinq petits jours, ok ? Tu sais que je t’aime plus que tout. Je regarderai Sirius chaque soir en pensant à toi. »

Maladroite, Sofia claque la porte un peu trop fort. Elle est impatiente de faire ce voyage, malgré la douleur qui l’accompagne. Elle dévale les quatre étages qui la séparent du monde des cruels, laissant dans leur cocon à tous les deux une avalanche de tendresse. La seule raison pour laquelle elle a accepté de partir sans lui, c’est qu’en ce moment elle est à bout. Pas à bout comme elle l’est depuis douze ans, non, cette fois elle ne voit plus le bout.

Cette nuit, elle a encore fait une insomnie. Celle qui vous réveille avec un mal de crâne qui scie les tempes, une angoisse pile au milieu du plexus. Elle a réussi à amadouer son banquier à maintes reprises après le boulot, devant un verre de vin blanc tiédasse, un genre de poison en vente libre. Aujourd’hui il est con et formel, il ne peut plus dissimuler son retard de paiement à ses supérieurs. Non, il ne va pas régler les problèmes de Sofia. « Je ne sais pas, appelez votre mère ». Connard, pensa-t-elle alors qu’elle était prête à lui proposer une fellation au goût de Sauternes. Elle s’est fait planter par un client, un gros producteur véreux, qui a annulé son contrat à cause d’un me-too à ses basques. Un autre a décidé de ne pas la payer et son procès de l’année vient d’être ajourné. Elle a beau hurler, personne ne l’entend ni ne l’apaise avec un virement qui comblerait son découvert. Elle n’osera jamais demander à ses amis et son paternel est retourné au bled.

En bas des escaliers, son talon droit ploie. Elle s’écroule de tout son poids et s’effondre. « Fais chier fais chier fais chier ». Elle chiale un bon coup, puis essuie la morve dégoulinante de son nez sur la manche de son pull en mohair. En moins d’une minute, elle passe de dépressive en manque de Prozac à combattante.

« Moi aussi j’ai le droit de me détendre un peu ». Elle se relève. Mais Sofia ne vit pas dans le même espace-temps que la plupart de ses congénères. En retard, chaussures en main, elle court pieds nus sur le trottoir-épouse-crottes, hèle un taxi et une fois assise à l’arrière, ordonne au chauffeur de se grouiller. « Mon train part dans seize minutes ! ». Avec Sofia les miracles sont à portée de main. Le taxi s’arrête treize minutes plus tard devant le parvis. « Prenez ma carte ! Si vous avez le moindre souci, appelez mon cabinet ! » hurle-t-elle avant de s’engager telle une panthère au milieu de la jungle. Quiconque l’aperçoit se dit qu’elle est folle, mais elle s’en fout. C’est dans ce genre de vie qu’elle se sent vivante. Qui sont-ils tous pour la juger de toute façon ? Elle a toujours été en colère contre les cons, les esprits étriqués, les intolérants qui ne peuvent pas concevoir qu’on soit différent d’eux et vivre bien, voire mieux.

Même épuisée, Sofia ne lâche rien, elle court. Une fois devant le portique de sécurité, un colosse de deux fois sa taille la cueille. Rien ne l’arrêtera.

« Désolé mais vous arrivez trop tard.

_C’est l’histoire de ma vie ! Je dois monter dans ce train pour ne pas terrasser l’existence de cinq personnes. Six, avec celui que je viens de laisser.

_Rien que ça, chère demoiselle.

_Vous êtes un gentleman, ça se voit au premier coup d’œil », minaude-t-elle son 95 C au balcon, ses pieds nus dissimulés derrière sa valise.

Alors que le gong signalant la fermeture des portes retentit, le colosse à poils doux siffle une collègue sur le quai, qui ordonne au contrôleur en chef de maintenir la porte du train ouverte. Sofia se faufile de justesse et entend sa voix grave à travers la vitre : Cendrillon, vous avez perdu votre soulier ! secouant son escarpin.

Fais chier, fais chier, fais chier, entonne-t-elle avant de s’avachir sur le premier strapontin. Elle sort de son totebag des tongs à paillette et se retrouve nez à nez avec le contrôleur.

« Contrôle des billets, s’il vous plaît.

_Bonjour ! »

Son téléphone vibre. Un message de Yasmine

Rassure-moi, tu es bien dans ce foutu train ?

Elle se recoiffe, vérifie l’éclat de ses dents sur son écran luminescent. Le contrôleur perd patience, il souffle, fort.

« Asseyez-vous et je vous raconte comment je suis restée en vie malgré une mère tarée, un fils autiste dont le père s’est barré. Vous allez adorer » répond-elle sans affect ni pathos.

Sofia tapote sur le strapontin resté libre. Abasourdi, le contrôleur reste coi et s’assoit.

Ça roule ma poule, je serai là dans cinq heures !

Sofia expire tout de go, loin d’avoir rendu son dernier souffle. « Alors, à nous ! », dit-elle avec un large sourire au contrôleur. Éric, c’est écrit sur son badge SNCF. Au premier abord, ce qu’on perçoit chez Sofia, c’est son air de pimbêche qui sonne faux. Quand on gratte cette couche de protection, se révèle une nana sensible. Et Éric fait partie des gentils, pas de ceux qui te collent une amende en usant de leur petit pouvoir de rien du tout. Là, quelque chose le touche. Il observe Sofia. Ses tongs à paillettes, son sac élimé qu’elle trimballe comme une sans-abri, sa mine exsangue.

« Vous me faites penser à mon père, c’est fou, lance Sofia.

_Ça doit être quelqu’un de bien, dit Éric.

_C’est une personne extraordinaire. Mais ça n’était pas fait pour lui ici. Il étouffait.

_Oh je suis vraiment désolé.

_Il n’est pas mort ! Il est parti. Dans ses montagnes, au bled, en Kabylie.

_Ce n’est pas si loin ».

Elle aimerait tellement que son père soit à ses côtés parfois pour l’aider à affronter certains problèmes. Malgré l’épaisse carapace qu’elle s’est forgée, la solitude l’écrase. Telle une enfant en mal d’amour, elle pose sa tête sur les genoux d’Éric, se carapate et se met à chialer. Il recule, les bras en l’air de l’innocent. Haut les mains, peau de chagrin. « Vous savez quoi, venez avec moi », dit Éric. Sofia s’accroche à son bras, lui à son altruisme. Ils traversent les wagons jusqu’en première classe où il lui fait signe de prendre place. Le temps qu’elle s’installe, Éric a disparu. Le Merci de Sofia se perd dans l’allée. Elle retire ses tongs avec nonchalance et recroqueville son corps en position J’ai cinq ans et j’ai bobo au cœur. Éric est de retour avec une couverture et un verre d’eau. Sofia le boit d’une traite, tire la couverture sur elle.

« Ça faisait longtemps que…

_Reposez-vous, il semblerait que vous n’ayez pas fini votre nuit, l’interrompt-il.

Sofia ferme les yeux, comme si sa vie commençait ici, à partir de maintenant.

_Merci. »